Interview IFAC, octobre 2018 – pratiques excessives de jeux vidéo, accompagnement des jeunes et des familles et régulations des contenus numériques

Pour leur lettre d’information du mois d’octobre, l’Institut Fédératif des Addictions Comportementales (IFAC) m’a interrogée autour des thèmes suivants :

  • les pratiques excessives de jeux vidéo et leurs prises en charges éventuelles
  • les enjeux de l’accompagnement numérique des jeunes et des familles
  • la question des régulations des contenus numériques

L’interview est en ligne ici.

 

Interview de Vanessa Lalo, psychologue clinicienne, spécialisée dans les jeux vidéo et les pratiques numériques.

 

  • Pouvez-vous nous dire ce qui vous a amenée à vous intéresser aux jeux vidéo ? Que proposez-vous comme prise en charge aux personnes concernées par une utilisation excessive des écrans et à leur entourage ?

Je m’étais spécialisée dans les conduites toxicomaniaques et les pathologies limites et c’est vraiment par hasard que j’ai été amenée à m’intéresser aux jeux vidéo en 2008. C’est une rencontre avec Serge Tisseron, pour lequel j’ai conduit une recherche sur les pratiques excessives de jeux vidéo, qui m’a fait explorer l’univers des joueurs. Dans les festivals et les tournois, j’ai  découvert des « profils » de personnes que je ne pensais pas rencontrer : des joueurs professionnels, des pères de familles, des joueurs qui pratiquaient comme des sportifs de haut niveau, un loisir collectif et raisonné. Cela m’a fait m’interroger sur ce média. J’associais aux pratiques des jeux vidéo, tout un tas de clichés. Je n’imaginais pas la richesse de ce milieu dans lequel, les gens créent du lien social pour se retrouver sur des événements, monter des projets ensemble… Il y avait une telle effervescence ! Moi qui n’étais pas joueuse, je me suis posée beaucoup de questions sur toutes ces pratiques multiples.

Au fil des années, j’ai vu arriver d’autres « profils ». Des jeunes avec des pratiques plus excessives et plus solitaires. Et là nous n’étions plus dans les mêmes enjeux. Certains joueurs montrent un surinvestissement de leur pratique au détriment d’autres pans de leur vie sociale, affective, scolaire. C’est toute la différence entre la passion qui peut donner lieu certes à quelques excès mais avec des profils en général « bien dans leur peau » qui gèrent parfaitement leur pratique au quotidien, et la dépendance qui génère de la souffrance.

Aujourd’hui, de plus en plus de parents viennent me voir car le jeu vidéo a pris une place trop importante et autour de lui, se « cristallisent » de la souffrance, de l’incompréhension voire des conflits…

Les parents sont sans doute plus inquiets depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a reconnu le trouble du jeu vidéo. Chaque nouveau jeu qui créé de l’engouement comme par exemple en ce moment, Fortnite, amène les parents à consulter.

Lors des conférences d’information, nombreux sont les parents qui viennent discuter. Ils cherchent une réponse pour remédier à cette relation difficile qu’ils ont avec leurs adolescents à cause des jeux vidéo. Ils sont très focalisés sur les conflits que cela engendre dans le foyer. Ils se posent des questions par rapport au fait d’être un bon ou un mauvais parent. Quelles limites faut-il mettre ? Faut-il cadrer le temps de jeu ?  Ils sont perdus. Ils ne savent pas comment gérer ce média dans leur foyer. Ils ont besoin d’être « aiguillés ». Mais la plupart du temps, nous ne sommes pas sur des problématiques graves. Il s’agit surtout de soutien à la parentalité.

Le jeu vidéo peut générer un conflit parental entre la maman qui se méfie de ce média qu’elle ne connaît pas assez et le papa qui achète les jeux, et joue avec son enfant tel un copain, rendant les limites floues pour le jeune. Parfois, le jeu est instrumentalisé – en particulier lors d’une garde alternée ou d’une séparation en cours – le papa va se servir du jeu pour ennuyer la mère. La position de l’enfant va être alors compliquée. Le jeu est le symptôme qui va recouvrir d’autres problématiques, souvent familiales.

Je vois aussi dans mon cabinet, des enfants dont le jeu excessif recouvre d’autres difficultés. Je peux distinguer à peu près trois profils. Il y a le phobique social, l’enfant en dépression et l’enfant surdoué. Ces enfants sont dans un « mal à vivre » important. Le comportement face au jeu vidéo peut être un bon révélateur par exemple pour des enfants surdoués non diagnostiqués mais aussi des enfants harcelés, déprimés qui vont se réfugier dans le jeu.

D’autres soignants peuvent être amenés à prendre en charge des patients qui vont nécessiter des soins plus approfondis voire une hospitalisation. Ce sont, pour la plupart, des jeunes adultes qui présentent des comorbidités de consommation de produits psychotropes (alcool, drogues…), une grave dépression, des troubles psychiatriques… Pour ces patients le jeu peut être une tentative pour calmer leurs souffrances.

Je pense qu’une des solutions pour les parents inquiets pourrait être la participation à un groupe de paroles. Cela leur donnerait un outil pour ne pas se sentir isolés dans la confrontation avec leur enfant. Cela pourrait suffire à dédramatiser la situation, à mieux comprendre ce qui se joue avec chaque enfant. Les thérapies familiales sont aussi bien adaptées. Je peux vous citer le cas d’un garçon qui vivait dans une famille dans laquelle la mère et ses filles étaient touchées par la même maladie. Cet enfant voulait aussi être malade. Il était « malade » des jeux vidéo ». Une fois que cela a été exprimé, la pratique de jeu s’est de nouveau modérée. Il me paraît important  de proposer des espaces pour libérer la parole des parents et des jeunes de façon non médicalisée et de pouvoir orienter si nécessaire.

 

  • Vous proposez régulièrement des interventions dans le cadre des « Promeneurs du Net ». Pouvez-vous nous dire en quoi cela consiste ? Pensez-vous que le grand public soit suffisamment éduqué par rapport aux pratiques des écrans ?

Les « Promeneurs du Net » sont des professionnels de la jeunesse qui ont pour missions de poursuivre leurs actions habituelles en ligne et d’accompagner les jeunes comme leurs familles dans la « rue numérique ». Ils font de la veille socio-éducative en ligne et proposent des modalités d’échanges adaptées aux jeunes.

Je collabore depuis 2013 avec les premiers départements lancés dans l’expérimentation et depuis 2015 avec la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) qui porte le déploiement de la démarche de présence éducative sur Internet au national.

Il est aujourd’hui important d’être présent sur tous les territoires où sont les jeunes afin de réduire les risques éventuels et de promouvoir les pratiques raisonnées tout en étant disponible pour soutenir les jeunes dans leurs questionnements et projets.

Avant de poser un cadre éducatif, les parents doivent s’intéresser aux outils numériques (risques et potentialités), aux pratiques de leurs enfants et s’interroger sur leurs propres usages excessifs. Lorsqu’ils lisent leurs textos à table, qu’ils emmènent leurs tablettes dans leur lit pour lire un dernier article… Cette utilisation illimitée n’est pas un exemple mesuré pour leurs enfants. Se raisonner sur sa pratique et mettre des limites dans l’utilisation des outils numériques encourage l’enfant à modifier ses pratiques. Cela rend plus facile la mise en place d’un « pacte de confiance » dans lequel sont posées des règles comme, par exemple, ranger  les téléphones avant de manger ou arrêter un jeu pour faire autre chose ensemble.

Je crois beaucoup à l’auto-régulation. Chacun peut être acteur de sa pratique. Cela passe aussi par une éducation à ces médias. Connaître les enjeux derrière la profusion de sollicitations numériques est indispensable. Les industriels ont intérêt à ce que leurs publics dépensent du temps et de l’argent sur leurs plateformes. Il faut donc apprendre à être un « consomm’acteur », à connaître les mécanismes qui régissent « l’économie de l’attention » ou ceux qui poussent les individus à consommer des contenus 24h/24 avec les chaînes d’information en continu, des vidéos (Youtube, Netflix…), des publications sur les réseaux sociaux…

Une des pistes vers des usages raisonnés est aussi d’être force de propositions en termes de contenus numériques (lecture, vidéos, plateformes, jeux…). La création de bibliothèques numériques qualitatives, alternatives et adaptées aux âges des enfants et aux centres d’intérêt de chaque famille permet un accompagnement éclairé et encadré. Je pense qu’il faut aussi penser à une utilisation collective des contenus. « Faire de l’écran » en famille. Ne pas privilégier le fonctionnement individuel comme aujourd’hui. Le but serait de consommer moins et mieux et autant que possible ensemble.

 

  • Dans un récent article, vous plaidiez pour la création d’une autorité de régulation indépendante, face à l’industrie du jeu. A quoi ressemblerait cette autorité ?

Il ne s’agit pas tant d’une autorité de régulation qui serait peut-être trop contraignante à mettre en place et à faire appliquer mais plutôt un conseil d’experts indépendants qui pourrait saisir l’exécutif ou le législatif pour statuer sur certaines pratiques industrielles.

Aujourd’hui, il existe l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) pour les jeux de hasard et d’argent et aussi le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) mais ce sont des structures qui n’ont pas les prérogatives pour proposer des préconisations autour des sujets liés aux jeux vidéo ou aux contenus numériques plus généraux. Il me semble qu’il faudrait une structure plus souple et pas forcément uniquement dédiée aux jeux vidéo car ils auront, dans l’avenir, de multiples formes et que c’est autour des contenus numériques au sens large qu’il serait intéressant d’apporter des cadres.

Par contre, une des solutions pourrait être la création d’un comité indépendant avec un fonctionnement adaptable qui accompagnerait les représentants de l’Etat dans la continuité de leurs actions, les consommateurs dans les évolutions du numérique et permettrait une centralisation des problématiques rencontrées ou sur lesquelles il serait nécessaire de légiférer.

Cela pourrait peut-être également passer par une redéfinition du Conseil National du Numérique (CNN), instance dont le positionnement et l’indépendance vis-à-vis du Gouvernement sont, de manière injuste, souvent remises en question, comme l’avaient montré les récentes polémiques sur son renouvellement en décembre 2017.

L’industrie du jeu vidéo, par exemple, est déjà dans une démarche d’auto-régulation mais les préconisations ou classifications qu’elle met au point de manière unilatérale ne sont pas homogènes avec les autres contenus numériques. Une uniformisation des recommandations sur tous les supports, au niveau européen, pourrait constituer une solution intéressante.

Il est également nécessaire d’avoir des budgets pour mener des actions d’information et de prévention autour des différents contenus numériques. Cela supposerait d’instaurer une taxe auprès des industries du numérique. Mais cela paraît difficile à faire accepter par les éditeurs de contenus.

 

Retrouvez les actions de l’IFAC sur leur site web.