De Tokyo à Paris – Questions/Réponses autour du film « Game Over, le règne des jeux vidéo »

En me rendant à Tokyo pour le tournage du film « Game Over, le règne des jeux vidéo », de nombreuses questions ont émergé. Participer à un documentaire souhaitant aller au-delà des sempiternels clichés liés aux jeux vidéo conduit forcément à de nouvelles réflexions.

Le jeu vidéo est un formidable reflet de notre époque actuelle et la découverte du Japon, particulièrement du Tokyo Game show, était une incroyable opportunité afin de poursuivre mes interrogations.
Depuis plusieurs années, mon intérêt pour les évolutions numériques et leurs impacts m’ont amenée à réfléchir et à débattre sur les enjeux du numérique, souvent abordés de manière polémique. En tant que psychologue de la génération Internet, mon but est d’apporter un autre regard, en juste milieu, se dégageant de la méfiance et de la fascination.
Quelle place le numérique a-t-il pris dans nos vie ? Comment est-il reconnu ? Quels risques et bénéfices ?

De nombreuses questions m’ont été posées durant ce voyage. Voici quelques-unes de mes réponses…


Internet et les jeux vidéo sont-ils en train de changer notre rapport au monde ?

L’espace-temps du numérique

3ème révolution industrielle, le numérique bouleverse nos habitudes. Beaucoup s’en inquiètent et considèrent que « c’était mieux avant », « jadis », « naguère ». N’oublie-t-on pas que même si Internet accélère encore notre rapport au temps, les individus ont déjà dû s’adapter à de profondes modifications il n’y a pas si longtemps ?

Train, voiture, téléphone, électricité, radio, télévision, avion sont venus petit-à-petit changer notre rapport au monde et à l’espace. Obtenir des informations, communiquer et se déplacer ne prendra plus jamais le même sens qu’autrefois : plus besoin de parcourir les contrées 48h durant à cheval ou d’envoyer un pigeon voyageur pour transmettre un message. Les temps ont changé, mais depuis bien longtemps finalement. Nous sommes entrés dans l’ère de la consommation et des technologies dans l’après-guerre et nous n’avons eu de cesse de continuer sur cette lancée.
L’informatique et Internet sont seulement venus accélérer un processus déjà en cours venant simplement modifier encore plus notre façon d’appréhender l’espace temps.
La numérisation de nos données et de nos relations n’est pas palpable de manière tangible. Le « nuage » d’Internet contient aujourd’hui nos informations mais où se trouvent-elles ? Comment envisager nos actions sans une réponse immédiate des outils et des individus ?

Espace pour échanger, s’informer, se rencontrer et nous rendre immortels, nous laissons des traces de nous, de notre époque et nous remplissons Internet à notre image.
Nous avons lentement glissé vers une remodélisation de notre rapport au monde, grâce à Internet comme nouveau terrain de je(u).

Création et créativité

Nouvel espace, les individus sont interconnectés et peuvent aujourd’hui s’échanger des informations, partager leurs idées, jouer et donc innover.
Le vide créé par un monde virtuel en construction, où tout reste à faire, a poussé les humains à s’approprier Internet et à remplir cet espace. Mèmes, trolls, hoax, montages graphiques, vidéos et autres réalisations dématérialisées résultent de la créativité suscitée par un espace à transformer.
Une nouvelle page de l’humanité est en train de se créer, pour laisser chacun écrire l’histoire et sa propre histoire. Participatif au possible, Internet favorise ainsi l’émulation artistique grâce au regard porté sur et par le monde. Il insuffle une inventivité permanente.

Communication numérique

Pouvoir parler avec des gens à l’autre du bout du monde, de nuit comme de jour et ouvrir sur d’autres cultures, c’est aussi un des aspects d’Internet, trop peu souvent mis en avant.
La dynamique groupale, à l’oeuvre sur les réseaux, porte un mouvement planétaire : communiquer et avancer.
Les jeux vidéo en ligne illustrent bien ce propos. World Of Wacraft, par exemple, change les rapports que les gens entretiennent entre-eux et avec eux-mêmes.
Les mondes virtuels offrent la possibilité de sortir de l’enfermement corporel, psychique et géographique. Grâce à l’avatar, le sujet peut donc jouer avec son corps, sortir de sa bulle, s’échapper, tout en entrant en contact avec d’autres joueurs. Aujourd’hui, il est enfin temps d’admettre que le jeu vidéo est un formidable outil pour entrer en relation les uns avec les autres. Encore faut-il savoir ce que l’on veut en faire…
Objet de médiation par excellence, le jeu vidéo renferme un vrai potentiel thérapeutique. Le jeu vidéo permet de construire, détruire, reconstruire et de se raconter, toujours pareil mais toujours différemment à la fois. Il faut bien comprendre qu’on peut jouer au même jeu pendant des années, dans une réinvention de soi infinie.
La place du jeu est une question actuelle, qui existe depuis des millénaires. Les hommes ont toujours laissé des traces de leurs jeux et de leurs jouets. Des figurines manipulables ont été fabriquées depuis la préhistoire pour représenter des animaux, des divinités, des instances symboliques et pour se mettre en scène. Ces besoins de jouer, de manipuler et de se représenter, trouvent aujourd’hui une nouvelle voie dans celle de l’avatar du jeu vidéo. Le passage de la figurine à l’avatar est ouvert par l’écran, qui propose de nouveaux supports identificatoires. Parfois spectateur, parfois acteur du jeu et de soi, le joueur a désormais la possibilité de se manipuler tout en se regardant. S’incarner dans un corps externe, modeler son image dans un « miroir virtuel », se raconter en laissant des traces de soi.
“Que voit le bébé quand il regarde sa mère ? Ce qu’il voit c’est lui-même” (Winnicott, 1971) Dans le cas d’un jeu vidéo en ligne, l’avatar est regardé et vu par les autres. Sorte de miroir en ligne supplémentaire, des spectateurs sont infailliblement là pour accueillir la mise en scène de soi, le joueur n’est donc pas le seul à se regarder. Toute la communauté connectée au même jeu peut regarder, à la fois le corps virtuel de l’avatar et ses compétences, sa place ou sa fonction dans le jeu.
Ce que vivent les joueurs de jeux vidéo en ligne comme Final Fantasy, ou World Of Warcaft est unique dans notre histoire… Le miroir transformant de l’avatar autorise le joueur à se faire vivre des histoires héroïques, ou encore subir des monstruosités… Jouer avec soi, déconstruire et reconstruire son identité par une histoire virtuelle en devenir, etc., les possibilités sont nombreuses. À la prochaine connexion, le joueur « se retrouve » comme il « s’était laissé ». Vêtu de sa seconde peau, le joueur peut ainsi construire son histoire numérique, s’essayer, se tester, s’expérimenter.

Modes d’expression

Espaces de communication et de socialisation, les jeux vidéo en ligne sont de plus en plus plébiscités. Qu’il s’agisse de jeux sur les réseaux sociaux (social games), de jeux regroupant une communauté, ou encore des guildes, la communication prend de nouvelles formes au XXIème siècle et nous n’avons encore rien vu.
Un jeu comme Journey est un exemple des directions et créations novatrices. Outre l’incroyable esthétique et symbolique poétique de cette expérience, Journey propose aux joueurs de communiquer en ligne via une seule touche, émettant un seul son. La communication pourrait ainsi être très limitée voir impossible mais ce serait sans compter la créativité des individus, qui dès lors qu’on leur pose un cadre et une contrainte cherchent à en sortir… Ainsi les joueurs imaginent des codes, se comprennent et s’entraident, dans un système strictement positif, sans aucune autre forme de langage qu’une simple note.

Quelles seront donc les modes d’expression de demain ? Quelles créations viendront encore bouleverser notre communication ? Musique, films, livres, séries, jeux vidéo et tous ces médias disponibles en ligne, ouvrent sur une culture méconnue auparavant et offrent des possibilités d’expériences infinies. Les utilisateurs évoluent ainsi que leurs attentes. Les usages se précisent : choisir, être actif, interagir et privilégier l’expérimentation, tels sont les mots d’ordre des nouvelles générations.


Comment les médias perçoivent-ils en règle générale le monde des jeux vidéo ?

Concurrence

Première industrie culturelle mondiale, les jeux vidéo devraient fédérer autour de leurs aspects positifs. Seulement ne font-ils pas peur aux médias traditionnels en les concurrençant directement sur leur terrain de “jeu” ? Jeux en lignes, nouvelles plateformes, neo-journalisme, obligent les médias à redoubler d’efforts pour ne pas se faire distancer au moment où les jeux vidéo, Internet et autres Youtube prennent de plus en plus de parts de marchés. Les jeunes passent aujourd’hui plus de temps en ligne que devant la télé. Leurs premières raisons de se connecter ? Jouer à des jeux vidéo et regarder des émissions web parlant ou commentant leurs jeux (Ipsos, janvier 2013). Cette bascule n’est pas anodine et illustre le passage auquel nous assistons, du passif à l’actif, du spectateur à l’acteur, de l’information subie à l’information choisie.

Communication, information, partage, loisirs sont désormais à portée de main et de poches.

Méfiance & fascination

Les évolutions des usages intriguent et déconcertent. De nombreux parents sont encore inquiets de cet univers dont ils ne font partie que partiellement. N’ayant pas joué aux jeux vidéo dans leur jeunesse, ils ne comprennent pas toujours l’engouement des plus jeunes, les codes employés ou la violence apparente. Considéré comme un loisir non culturel, faisant perdre son temps, rendant violent, ou encore responsable de chaque tuerie, le jeu vidéo souffre d’une méconnaissance quant à ses mécanismes et bénéfices.
Le public non averti est encore méfiant vis-à-vis du jeu vidéo et un discours trop positif est mal considéré car entendu comme un manque d’objectivité. Pourtant, Solitaire est le jeu vidéo le plus joué au monde. Installé sur tous les ordinateurs comportant Windows, tout un chacun connaît ce fameux jeu de carte, s’apparentant à un jeu de patience. Ses utilisateurs se reconnaissent-ils comme joueurs ? Pas vraiment. Le considèrent-ils comme dangereux ou menaçant ? Certainement pas !
Alors pourquoi le jeu vidéo fait-il toujours aussi peur ? Encore jeune et comme tout nouveau média précédemment (romans noirs, rock, manga…), le jeu vidéo est encore source d’angoisses et de fascinations. En jouant sur les peurs, les médias fidélisent le public et complaisent leurs lecteurs dans des propos faciles mais sans portée sociale et constructive. Il s’agit d’ailleurs bien souvent de sujets liés à la violence ou l’addiction, les deux facettes alarmistes et réductrices et pourtant tellement chargées en sensationnalisme facile.

Démocratisation

Ce manque d’approfondissement envers le média jeu vidéo tend à s’amoindrir grâce à la démocratisation du jeu sur support portatif, téléphones et tablettes notamment.
De plus en plus de jeux sont également disponibles en ligne, sur les réseaux sociaux par exemple. Il s’agit donc d’une révolution des usages à travers une nouvelle cible puisque pléthore de jeux sont aujourd’hui conçus pour un public non joueur, appelés « casual gamers » ou joueurs occasionnels.
L’effet de surprise quant à la moyenne d’âge des joueurs s’explique en grande partie par ce phénomène. 35 ans, les joueurs ? (SNJV, 2013). Les joueurs n’ont plus honte de jouer. Les non-joueurs prennent désormais plaisir à s’adonner à ce loisir, somme toute très sérieux.

Nombreux adeptes du numérique intégrant les rédactions journalistiques, le paysage médiatique évolue et le traitement de l’information devrait finir par s’émanciper de ces angoisses pour enfin se pencher sur les nombreux aspects positifs du jeu vidéo.


Est-il juste de parler d’addiction aux jeux vidéo ?

L’addiction aux jeux vidéo n’est pas reconnue par les communautés scientifiques. L’Académie de Médecine est formelle : on parle de « pratique excessive » le cas échéant, mais pas d’addiction (Académie de Médecine, 2012).

Plusieurs éléments doivent être différenciés quand on aborde la question de l’addiction.
D’une part, il s’agit, en général, d’adolescents « étiquetés » “addicts” alors que le principe même de l’adolescence est d’être en mouvement, en quête de soi, en recherche de limites et d’excès. Est-il donc pertinent d’enfermer l’adolescent dans une case pathologique ?
Plutôt que d’axer le discours sur le trop-plein de jeu ou d’outils numériques, les parents ont tout intérêt à comprendre quels enjeux se cachent derrière ces manifestations excessives.
L’adolescent vit aujourd’hui son passage vers le monde adulte d’une nouvelle manière. Il ne suffit plus de claquer des portes, de remettre en question ses parents ou de montrer son mécontentement de manière ostentatoire. Non, l’adolescent d’aujourd’hui s’enferme dans sa chambre, et vit sa vie virtuelle, là où les parents ne sont pas, là où les parents ne comprennent pas, là où les parents ne savent pas faire.
Le jeu vidéo vient donc sacraliser les conflits, faisant bien souvent ressortir des symptômes familiaux plus qu’une pathologie propre à l’adolescent.

Nous arrivons donc au second point en jeu dans la question de l’addiction : le comportement excessif n’en reste pas moins une manifestation extérieure d’une problématique autre. Le comportement ne peut en aucun cas être la cause, seulement le moyen.
Une « pratique excessive » sera donc toujours l’expression, déguisée, d’un symptôme, s’accompagnant ou non d’autres symptômes. La tendance à confondre symptôme et syndrome et à inverser cause et conséquence est d’ailleurs bien trop au rendez-vous. L’excès, ne peut que s’entendre dans un fonctionnement global, au risque de passer à côté de la problématique réelle. « Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt. » Ce proverbe résume finalement assez bien le quiproquo ambiant car le numérique offre la possibilité de voir à l’extérieur, les fonctionnements, malaises, défenses, idéaux et bien d’autres aspects liés aux dynamiques psychiques de chacun.
Le jeu est donc un formidable reflet de la manière dont s’orchestre le théâtre intérieur des individus et apporte bien d’autres réponses que celles de l’addiction.
Pourquoi la personne joue ? A quel(s) jeu(x) ? Avec qui ? Que trouve-t-elle dans le jeu ? Quel refuge ? Quels bénéfices ? Quelles satisfactions ? Quels symptômes familiaux sont en train de s’exprimer dans le jeu ?
Combien de jeunes n’auraient joué que quelques mois si les parents n’avaient pas pointé du doigt l’ordinateur ou le jeu comme diabolique ? Le jeu devenant symptôme pour l’entourage, devient à son tour un symptôme… Mais quel sens donner à ces comportements ? Quel est le fond ? Quelle est la cause ?
Une transition difficile à l’adolescence, un corps en changement, un besoin de communication, une difficulté familiale, deuil, rupture, chômage, dépression, angoisses, phobies, troubles bipolaires ? Ces questions sont non exhaustives mais permettent d’enquêter plutôt que d’entamer une guerre contre le jeu vidéo.
De nombreux surdoués non diagnostiqués trouvent également la solution à leur asynchronie avec le monde à travers le jeu. En échec scolaire car ils s’ennuient, le jeu apporte au moins une occupation cérébrale et psychomotrice suffisante pour canaliser ses réflexions, développer ses facultés, se passionner…
Il ne s’agit donc pas de dire que la consultation est accessoire car, même si les excès sont bien souvent temporaires, la situation peut nécessiter un accompagnement spécifique et approprié.
L’heure est à la consommation et aux excès donc ne cherchons pas la pilule magique guérissant tout le monde de la même manière mais attardons-nous sur l’arbre qui cache la forêt. Avant de s’alarmer, posons d’abord la question : quelle est cette forêt ?



Quel est le rôle d’une psychologue comme vous dans le monde des jeux vidéo, auprès des joueurs jeunes et moins jeunes, des parents ?

Je travaille sur tous les aspects liés au numérique, les jeux vidéo, et autres écrans, et je réfléchis sur les futurs usages, les influences du numérique sur la subjectivité et sur les individus (impacts, évolutions, compétences, échanges culturels, communication, transférabilité du virtuel au réel…).

J’axe mes réflexions principalement sur les aspects positifs du numérique, les serious games, le serious gaming et autres outils en plus-value, côté pédagogiques et thérapeutiques.
Du côté des jeunes, mon rôle est de les inviter à se questionner quant à leurs pratiques, les sensibiliser aux risques et accompagner leurs usages pour les aider à trouver leurs justes milieux et limites. Il s’agit d’un rôle de prévention d’une part et de médiation de l’autre car à travers leur rapport au jeu, reflet de leurs fonctionnements, de nombreux éléments sont abordés et travaillés. Qu’il s’agisse d’une consultation, d’un atelier, d’un cadre scolaire ou autre, le jeu vidéo propose une continuité.
Du côté des parents et des professionnels, mon activité consiste à former et accompagner leurs pratiques numériques afin de les aider à mieux appréhender les codes des plus jeunes et les enjeux sous-jacents. Par ailleurs, il s’agit également de les aider à se positionner tant face aux jeunes que face aux outils, ce qui passe indéniablement par une expérimentation préalable. En effet, sans une compréhension globale du numérique, l’accompagnement des jeunes, tant d’un point de vue éducatif que thérapeutique, est délicat. Poser un cadre, une limite, guider les jeunes sur les outils et vers d’autres usages sont des éléments primordiaux. Pour résumer, il s’agit de placer la balle au centre, tout simplement.